L’Obs – Que reste-t-il de Blum ?

L’Obs – Que reste-t-il de Blum ?

Il a été le secrétaire général de l’Elysée sous Jacques Chirac, je suis Premier Secrétaire du Parti socialiste, Léon Blum nous a réunis. Entretien croisé.

L’entretien est disponible sur le site de l’Obs ici.

 

Dans « Blum le Magnifique », le chiraquien Frédéric Salat-Baroux raconte les origines de l’engagement du leader socialiste, disparu il y a cinquante ans. Pour « l’Obs », il dialogue avec Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, sur la gauche d’hier et d’aujourd’hui.

Temps de lecture 8 min
 (Laurindo Feliciano pour l'Obs)

Frédéric Salat-Baroux J’ai la passion de l’histoire et des personnalités qui incarnent l’identité française. Après avoir écrit sur de Gaulle, je me suis intéressé à Blum, d’abord comme un héros de roman. Mais très vite, on touche à l’essentiel, ce qu’il incarne : l’idéal de justice, qui est au cœur de notre identité. Ensuite, il y a la plongée dans le socialisme. Il est assez passionnant, quand on vient d’une autre famille politique, de prendre la mesure de sa dimension quasi religieuse, de la part de l’idéologie, et de son aspiration unitaire. Il y a aussi le voyage dans cette Belle Epoque si mal nommée, l’affaire Dreyfus, la rencontre avec Jaurès en 1897 qui lui fait découvrir le socialisme [Jaurès sera l’unificateur des socialistes français jusqu’à sa mort le 31 juillet 1914, NDLR]. Je n’ai pas voulu en faire un portrait balancé.

Et vous, Olivier Faure, comme patron du PS, qu’avez-vous pensé de cette démarche ?

Olivier Faure. J’ai été surpris et très curieux de saisir le regard que l’un des principaux collaborateurs du président Chirac pouvait avoir sur l’homme du Front populaire. Comme souvent, j’ai commencé le livre par la fin. Aussitôt, je me suis dit : c’est vraiment le livre d’un homme de droite. Le récit s’achève avant 1936, c’est-à-dire quasiment là où les socialistes font commencer la vie de Léon Blum… Le Blum des socialistes, c’est celui des congés payés et de la semaine de 40 heures, c’est le résistant jugé lors du retentissant procès de Riom. Je me suis dit que nous n’avions en commun que le Blum du congrès de Tours de 1920, qui marque la rupture avec ceux qui rejoignent le Parti communiste. Puis, j’ai lu le livre à l’endroit. Il est passionnant. Sur la matrice d’un homme, sa complexité, ses fragilités, les ressorts de son engagement. Le livre restitue formidablement le contexte et les débats idéologiques d’une époque. Les pages consacrées à l’affaire Dreyfus, au basculement après le « J’accuse… ! » de Zola, sont tellement éclairantes. C’est l’histoire d’un homme qui a passé sa vie à se réinventer. L’exercice du pouvoir puis la confrontation à l’horreur absolue du nazisme l’ont profondément changé. Frédéric Salat-Baroux a la matière pour le tome 2 !

Le premier des féministes

Léon Blum écrivait : « J’ai toujours cherché dans la vie et dans l’œuvre de Jaurès, non pas des arguments, mais une leçon. » Quelles leçons tirez-vous de la vie et de l’œuvre de Blum ?

F.S.-B. Blum aurait pu regarder Jaurès avec scepticisme. Or, Blum se pose en disciple. C’est là qu’il se construit. Pas de Blum sans Jaurès. Comme Jaurès, Blum va vers la politique et vers le socialisme par esprit de justice, par idéal. Il aura ensuite le courage d’exercer le pouvoir en s’assumant comme chef. Le Front populaire est à l’origine d’un progrès social qui désormais appartient à tout le monde. Qui est contre les congés payés, la semaine de 40 heures, les conventions collectives, la représentation des salariés dans l’entreprise ? La passion de la Justice chez Blum se traduit aussi, et c’est moins connu, par son féminisme. Il est le premier des féministes. Pour lui, les femmes étaient des amies, des égales, des amours aussi. En 1907, il a fait scandale en revendiquant le droit de la femme au plaisir, à l’égal de l’homme. Sur le plan politique, cela s’est traduit en actes : il nomme trois femmes dans son gouvernement. Je retiens aussi de Blum, son magnifique plaidoyer pour la réconciliation franco-allemande. Depuis Buchenwald, dans une forme de testament moral, il déclare, parlant du peuple allemand : « On dit : les Allemands ne changeront jamais. Je ne veux pas de vengeance contre eux. En tant que juif, en tant que Français, j’affirme qu’il n’y a pas de peuple prédestiné au mal. » A cet instant, il échappe aux socialistes et s’élève encore, il devient un très grand Français.

O.F. On peut être un socialiste et un très grand Français !

F.S.-B. Bien sûr. Mais comme de Gaulle échappe au gaullisme même, Blum échappe aux socialistes.

Vous le rappeliez, Olivier Faure, au congrès de Tours, en décembre 1920, Blum refuse les 21 conditions de Lénine et ne va pas fonder le Parti communiste. Convaincu, dit-il, que « pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la “vieille maison” ». Tient-elle encore ?

O.F. En 1920, la « vieille maison » a 15 ans. Si je le dis, c’est pour mieux marquer le courage de Blum, qui ne peut pas s’appuyer sur une longue et glorieuse histoire. Il y a bien sûr le souvenir de Jaurès dont il est le prolongateur fidèle. Mais il faut se représenter les choses. La révolution russe, c’est 1917. Le soleil vient de se lever à l’Est. Et lui, jeune député, face à une majorité conquise par le romantisme soviétique, décrit ce que vont être les dérives inévitables d’un système qu’il pressent totalitaire. Blum, c’est d’abord cette vision. Puis en exerçant le pouvoir pour la première fois, il va ancrer le socialisme français dans l’histoire. Jusqu’à Mitterrand, c’est la mémoire du Front populaire qui a construit l’imaginaire de la gauche française. Blum a su garder la « vieille maison ». Ce qu’on lui reproche aujourd’hui est moins douloureux que ce que l’on lui reprochait – à tort – au temps de la guerre d’Espagne, ou après le vote des pleins pouvoirs à Pétain par une part de ses députés, ou encore l’attitude d’une génération pendant la guerre d’Algérie. La « vieille maison » s’en remettra si elle sait renouer avec l’humanisme qui la fonde. C’est pour cet idéal, celui de la « République jusqu’au bout » de Jaurès, que j’y suis resté.

Et vous, Frédéric Salat-Baroux, quel regard portez-vous sur cette vieille maison aujourd’hui brinquebalante ?

F.S.-B. Le socialisme est en crise mais ce n’est pas un astre mort. Le socialisme porte des thèmes qui résonnent très fortement dans l’actualité : la critique de la dimension destructrice du capitalisme, la biodiversité et le climat aujourd’hui, la montée des inégalités aussi. Ma conviction est qu’un pays, pour aller de l’avant, a besoin d’une droite, d’une gauche, d’un centre, tous porteurs de projets. Bien sûr, la pensée doit se renouveler pour s’adapter au XXIe siècle. On savait les Gafam économiquement puissants, on découvre, avec le blocage des comptes de Donald Trump sur les réseaux, qu’ils sont devenus des pouvoirs politiques. Bien sûr, les valeurs sont le cœur de la politique mais il faut désormais les penser dans un monde où la technologie est partout, où elle est presque tout ! Les socialistes français, à l’instar de la gauche américaine, devraient regarder vers les espaces qu’ouvrent le numérique, l’économie du partage, qui concilient des logiques non marchandes et la capacité d’innovation. Il y a une voie pour une nouvelle économie mixte. Au fond, nous sommes à un instant assez marxiste. La planète étouffe, la société étouffe, l’épuisement gagne partout dans le monde du travail. Il y a une attente généralisée de nouvelle société et ce n’est pas le populisme – à mon sens en voie d’effondrement – qui y répondra. L’enjeu pour la droite comme pour la gauche est de proposer aux Français un projet tranché, en rupture avec les logiques du XXe siècle, un projet clairement projeté dans notre siècle.

O.F. Je ne saurais mieux dire ! Il faut bien entendu marquer notre confiance dans le progrès technique qui ouvre incontestablement de nouveaux horizons. Mais le travail des socialistes doit aussi être de veiller à le « domestiquer ». La technologie n’est pas une valeur en soi. Elle doit demeurer au service de l’humanité. Et comme vous le dites, l’enjeu, ce sont des projets tranchés qui ouvrent de véritables choix. La triangulation, c’est-à-dire l’art d’aller piocher dans le jardin d’en face pour retirer à l’adversaire toute singularité, a ouvert un temps de confusion qui n’est pas celui de la démocratie.

L’écologie, comme nouveau récit ?

On le voit à travers le livre, l’histoire de la gauche française, est une histoire de divisions. Un siècle après le congrès de Tours, est-ce encore le cas ?

O.F. Les débats qui agitent la gauche aujourd’hui sont anecdotiques par rapport aux débats qui agitaient le mouvement ouvrier au moment du congrès du Globe qui, en 1905, est celui de la création de la SFIO. Jaurès, Guesde, Vaillant s’opposaient sur leur rapport à la démocratie, à la République, sur la définition même du socialisme… Pourtant, ils se sont mis d’accord lors de ce congrès de l’unité. Au XXIe siècle, nous sommes percutés par la question écologique. Il faut maintenant réaliser la synthèse entre les questions sociale, démocratique et écologique. Et non pas substituer, comme si tout se résumait désormais à notre rapport à l’environnement.

F.S.-B. La logique unificatrice du congrès du Globe est la référence.

Mais ce nouveau projet du XXIe siècle, n’est-ce pas l’écologie ?

O.F. L’écologie est une des dimensions. Mais elle ne peut pas être la seule. Comment penser le travail, l’éducation, la réduction des inégalités, la sécurité, etc. à travers le seul prisme écologique ? L’écologie peut d’ailleurs aussi conduire à un néoconservatisme si l’on déifie la nature. Il faut une écologie progressiste. Le projet des socialistes, c’est celui d’une vie meilleure pour toutes et tous. Il doit évidemment inclure le respect de la nature. Le mythe productiviste qui ne tient pas compte des ressources limitées de la planète, c’est fini.

Le parti de Léon Blum et de François Mitterrand, c’est fini ?

O.F. Non. Les grandes idées ne meurent jamais. La forme et le fonctionnement des partis doivent évoluer, mais je ne crois pas au rapport exclusif d’un homme et d’un peuple. Notre histoire est celle d’une force collective. Elle ne s’arrêtera pas, indépendamment des erreurs commises ou des individus plus ou moins inspirants de chaque époque.

F.S.-B. Il n’y a pas de futur sans fidélité à son histoire. C’est une famille politique importante dont vous avez la charge.

O.F. Oui, éreintante mais forcément stimulante !