L’Obs « L’ADN de la gauche, c’est la défense de la laïcité »
J’ai accordé un entretien au Nouvel Obs, à quelques jours de la présentation par le gouvernement de son projet de loi contre le séparatisme.
Publié le 24 novembre 2020
Par Cécile Amar
Pourquoi avez-vous pointé les « dérives liberticides » d’Emmanuel Macron ?
Emmanuel Macron s’était présenté comme un rempart contre les dérives liberticides, il en est devenu le porteur. La loi sécurité globale, la mise à l’écart du Parlement via l’état d’urgence permanent, les attaques contre les libertés académiques des chercheurs, le recours au conseil de défense comme instance de suivi de la crise sanitaire affaiblissent la démocratie et légitiment les tenants d’un pouvoir autoritaire. Le président ouvre le pont-levis aux nationaux-populistes.
Que pensez-vous du projet de loi « confortant les principes républicains », anciennement projet de loi de lutte contre le séparatisme ?
Après un discours du président aux Mureaux salué pour son aplomb, on aboutit à un projet déséquilibré. Le rappel de principes est bienvenu, à commencer par l’égalité femmes-hommes qui conduit au rejet de la polygamie et des certificats de virginité. Il faut évidemment un volet répressif contre l’islamisme radical : aucune tolérance envers ceux qui ont juré notre perte. Mais le plus efficace, ce n’est pas l’empilement de lois de communication, c’est l’augmentation des moyens pour la sécurité et le renseignement. On peut faire voter toutes les lois du monde, tant qu’à Pharos [la plateforme de signalement des contenus illicites sur internet, NDLR], 30 personnes auront à traiter 200 000 signalements par an, ça ne marchera pas. Enfin, il manque dans ce projet de loi un volet « retour à l’égalité réelle ». Il faut être dur avec l’islamisme radical et tout aussi dur avec les causes sur lesquelles il prospère. Où sont les initiatives contre les discriminations, le racisme, les stigmatisations ? L’humiliation et les injustices sont un terreau fertile. Quel effort pour les quartiers populaires dans le plan de relance, comme le réclament les maires ?
Vous avez organisé de nombreuses consultations. Quelle est aujourd’hui la doctrine du PS sur les valeurs de la République ?
La République est un idéal duquel il faut se rapprocher chaque jour. « La République jusqu’au bout », disait Jaurès. Nous en sommes encore loin. La République, ce n’est pas l’hyperprésidence, ce n’est pas l’explosion des inégalités, ce n’est pas la limitation des libertés. Il faut arrêter de l’invoquer comme un mantra incantatoire. Il faut la faire vivre. Les ghettos de pauvres à côté des ghettos de riches, ce n’est plus acceptable. La République devient une langue étrangère pour tous ceux qu’elle n’accompagne et ne protège pas. Pourquoi consacre-t-on 30 % de moins aux écoles des quartiers de la politique de la ville ? Pourquoi envoie-t-on les profs les moins expérimentés dans ces écoles ? La République, c’est l’égalité réelle. Celle qui permet à chacun de s’accomplir dans le respect de ce qu’il est. Elle est une exigence démocratique où chaque Français détient une part de la souveraineté. Elle est aussi une règle de vie commune qui ne se soumet à aucune autre loi que celle des hommes, chacun demeurant libre de ses croyances. L’ADN de la gauche, c’est la défense historique de la laïcité, une laïcité qui n’a besoin d’aucun adjectif. Elle suppose la neutralité des agents publics et la sanctuarisation de l’école publique qui apprend à chacun à penser par soi-même. Les socialistes portent un discours global, qui ne laisse aucun point aveugle : il faut regarder l’histoire de la République en face, celle de l’empire colonial, des discriminations. Il faut reconnaître ses errements et ses crimes, sans condamner l’esprit des droits universels nés de la Révolution française.
En novembre 2019, le PS a refusé de s’associer à la marche contre l’islamophobie après l’attaque contre la mosquée de Bayonne, à laquelle appelaient des syndicats, des partis de gauche et le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Pourquoi ce choix ?
Comment signer un texte qui dénonçait des lois de consolidation de la laïcité comme celle de 2004 interdisant le voile à l’école ? Je ne voulais pas manifester sur ces mots d’ordre avec certains de ceux qui appelaient à cette marche. Et puis, je réfute le terme d’« islamophobie ». Je comprends qu’il signifie pour certains « racisme contre les musulmans », mais ce mot laisse penser qu’on n’a plus le droit de contester une religion. Or, en France, on peut critiquer une religion. C’est la liberté d’expression. Mais on ne peut pas s’en prendre à quelqu’un pour ses croyances. Sinon c’est de la discrimination. C’est ça, le pacte républicain. Le refus du PS de participer à cette marche a été un signal de clarification face aux ambiguïtés de certains à gauche.
Anne Hidalgo vient d’appeler les écologistes à « clarifier leur rapport à la République ». Vous pensez qu’une partie de la gauche est ambiguë ?
En novembre 2019, il n’y eut que le PRG et le PS pour refuser de se plier à des mots d’ordre que tous auraient dû rejeter. Il y a eu des tolérances, des expressions coupables. Quand Jean-Luc Mélenchon assimile la ligne éditoriale de « Charlie Hebdo » et de « Marianne » à celle de « Valeurs Actuelles », c’est inacceptable. Des journaux républicains et laïques ne peuvent être assimilés à l’extrême droite. Ça, c’est le discours des indigénistes ou des décoloniaux. Quant aux écologistes, je les crois très divisés. Il reste une forme d’impensé sur ces sujets… Comme l’a dit Anne, nous avons évolué sur la question écologique, ils doivent évoluer sur la question républicaine. Le rassemblement s’enrichit des apports de chacun.
Y a-t-il des « islamo-gauchistes » ?
J’ai été choqué par les attaques de l’exécutif contre les chercheurs. Un président ne peut pas dire que le monde universitaire est « coupable » d’avoir « cassé la République en deux » [dans un article du « Monde », en juin, Emmanuel Macron estimait que le monde universitaire « a encouragé l’ethnicisation de la question sociale » et que « le débouché ne peut être que sécessionniste », NDLR]. Cette accusation est gravissime. Qui peut établir une complicité intellectuelle entre les chercheurs en sciences sociales et le terrorisme ? La démocratie repose sur la liberté académique. Le jour où le pouvoir dictera ce qu’il est juste de penser, nous aurons quitté les rives de la démocratie.
La gauche a-t-elle raté des rendez-vous sur ces sujets ?
La gauche a raté des rendez-vous quand elle n’a pas mis en place le droit de vote des étrangers, quand elle n’a pas interdit les contrôles au faciès, quand elle n’a pas généralisé les CV anonymes. Au-delà de la gauche, c’est tout un pays qui a tardé à reconnaître ses propres enfants. La « marche des beurs » en 1983 fut la première manifestation d’un pays métissé que la France n’a pas su voir. Elle n’a pas su valoriser les parcours de ceux qui se sentent invisibilisés et abandonnés. Nous devons mettre le cap sur la République fraternelle. Nous nous sommes manqués, il faut maintenant nous retrouver.