Intervention en séance : prescription de l’action publique pour les agressions sexuelles sur mineurs

Intervention en séance : prescription de l’action publique pour les agressions sexuelles sur mineurs

Olivier Faure est intervenu hier sur le sujet douloureux des agressions sexuelles sur mineurs, et sur la manière de rendre justice aux victimes d’amnésie post-traumatique.


Intervention en séance – Prescription de l… par olivierfaure

Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le vice-président de la commission des lois, madame la rapporteure, mes chers collègues, je ne suis pas membre de la commission des lois et je n’ai aucune compétence en matière civile, pénale ou médicale qui me distingue dans ce débat.

Je suis ici parce que j’ai été saisi par la détresse de femmes qui ont subi un viol ou une agression sexuelle lorsqu’elles étaient mineures, victimes de la violence d’un homme qui incarnait l’autorité, père, frère, parent, enseignant, prêtre.

De ces rencontres j’ai retenu une douleur, celle d’avoir subi un crime, auquel s’ajoutait un déni de justice. J’ai vu des femmes installées dans leur vie professionnelle, de mère, d’épouse, dont l’existence a basculé à l’issue d’une longue occultation. Des souvenirs enfouis ont soudain émergé, de façon parfois brutale, à nouveau brûlants.

Ce sont ces souffrances qui m’ont conduit à venir ici, pour rechercher avec vous comment rendre justice à ces victimes qui ont subi, pendant une longue période de leur vie, une amnésie post-traumatique.

Cette pathologie est étroitement liée à l’âge des victimes. Près de 60 % des enfants abusés ou violés développent une amnésie partielle des faits, et 40 % d’entre eux une amnésie totale qui peut durer de longues années avant que la mémoire leur revienne. Une étude d’un psychiatre américain montre ainsi que 38 % des femmes qui ont subi des abus sexuels dans leur enfance sont amnésiques dix-sept ans après les faits.

Les spécialistes expliquent désormais très bien ce phénomène. Sans trop entrer dans le détail – j’en suis d’ailleurs incapable –, on sait que des événements insupportables peuvent être occultés, remisés dans une partie du cerveau appelée l’amygdale, contrairement à la mémoire quotidienne qui est abritée par l’hippocampe. Lorsqu’elle est libérée, cette mémoire émotionnelle fait revivre les violences subies, avec la même intensité que lors de la survenue des faits, même après plusieurs décennies. Souvent, de longues années de soins sont encore nécessaires pour pouvoir s’exprimer et témoigner.

Dès lors, la question de la durée et du point de départ du délai de prescription appliqués à des faits dont la victime ne prend conscience que tardivement doit être posée. C’est le mérite de cette proposition de loi qui nous vient du Sénat.

J’entends les réserves qui ont été exprimées : elles sont de plusieurs ordres et je voudrais brièvement les évoquer. L’allongement de la prescription de l’action publique viendrait bousculer une hiérarchie des prescriptions. Le délai de trente ans étant actuellement réservé aux crimes de guerre, serait-il possible d’aller plus loin pour de « simples crimes du quotidien » ? Cette distinction résiste-t-elle à la réflexion ? Le viol en série, crime de guerre, ou le viol isolé, c’est toujours un viol pour la victime, la négation de son individualité, de son intimité, de sa sexualité, de son identité, de son humanité. J’ai bien du mal à comprendre cette distinction.

J’entends aussi l’argument selon lequel faire courir le délai de prescription à compter de la date de sortie de l’amnésie post-traumatique pourrait conduire de facto à une forme d’imprescriptibilité dont ne relèvent, dans notre droit, que les crimes contre l’humanité. Je suis moi aussi attaché à cette proportionnalité et au maintien d’une exception s’agissant des crimes contre l’humanité. Mais j’observe également que la jurisprudence n’a cessé d’allonger les délais de la prescription, ou, plus précisément, de leur donner un point de départ glissant : je pense aux infractions instantanées à effet retardé, aux infractions continues, aux infractions répétées, aux infractions occultes ou clandestines et aux infractions qui s’accompagnent de manœuvres de dissimulation.

Sans vouloir traiter les sujets de la même façon, ce qui est valable pour l’abus de bien social ne le serait-il donc pas pour l’abus d’un adulte sur un enfant mineur ?

Je comprends que la question du point de départ du délai de prescription ne peut dépendre de la subjectivité d’une victime, réelle ou prétendue.

Mais là encore, interrogeons-nous. Alain Tourret l’a dit, les évolutions de la science ont bouleversé le fonctionnement de la justice. Les traces ADN sont aujourd’hui prises en compte par les services d’enquête pour élucider des affaires et servent à établir la culpabilité devant un tribunal. Dès lors que les sciences humaines permettent de mieux comprendre et d’identifier l’amnésie post-traumatique, serait-il si incohérent d’en tenir compte pour le déclenchement de la procédure ?

Madame la ministre, avant-hier, dans cet hémicycle, les députés arboraient un ruban blanc, marquant l’attention nouvelle portée aux violences faites aux femmes. Enfin, nous sortons du déni dans lequel étaient enfermées de trop nombreuses épouses, concubines, maîtresses, filles, sœurs.

Aujourd’hui, il nous est demandé de faire évoluer notre droit afin que le crime contre l’enfance soit pleinement reconnu, en tenant compte de ce que nous savons désormais de la psychologie humaine.

Un argument m’a ébranlé, celui de l’intérêt de la victime elle-même : incapable, après des décennies, d’apporter des preuves et potentiellement soumise aux soupçons d’affabulation, la victime pourrait voir les portes de la justice se refermer comme un piège, dans lequel elle se trouverait en position d’accusée. Mais à qui appartient-il d’en juger ? N’est-ce pas aux victimes elles-mêmes d’apprécier les risques qu’elles courent ? Ce sont les questions que je voulais soulever.